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Posé par Nathalie Luca sur la partie "L'inscription religieuse ou croyante" le samedi 09 mai 2020

Posé depuis le domino :

Éprouver Allah et Muḥammad à travers l’expérience sonore

Mots clefs communs :

  • techniques et croyances
  • matérialisation du divin
  • Esthétique

Trois artistes présentent leur relation avec leur œuvre. Ils la considèrent comme vivante, chargée d’une âme, capable de communiquer et d’agir. Le premier se définit comme son créateur, le second n’en est pas si sûr, le troisième estime n’être que le bras qui permet au divin de se matérialiser.

Dans Les mots et les choses, Michel Foucault explique comment, avec l’avènement de la modernité, les mots se sont affranchis des représentations pour révéler des modes d’êtres multiples. Faisant dialoguer Nietzsche et Mallarmé, il écrit :

 

« A cette question nietzschéenne : qui parle ? Mallarmé répond, et ne cesse de reprendre sa réponse, en disant que c’est en sa solitude, en sa vibration fragile, en son néant le mot lui-même – non pas le sens du mot, mais son être énigmatique et précaire. Alors que Nietzsche maintenait jusqu’au bout l’interrogation sur celui qui parle, quitte en fin de compte à faire irruption lui-même à l’intérieur de ce questionnement pour le fonder sur lui-même, sujet parlant et interrogeant, Mallarmé ne cesse de s’effacer lui-même de son propre langage au point de ne plus vouloir y figurer qu’à titre d’exécuteur dans une pure cérémonie du livre où le discours se composerait de lui-même. »[1] 

 

Cette pluralité des modes d’être en présence qui interroge jusqu’à la pertinence même d’un être sujet et dont la parole serait ici le révélateur, est au cœur des récits d’artistes lorsqu’ils tentent d’expliquer la relation qu’ils entretiennent avec leurs œuvres. Qu’ils n’adhèrent à aucune croyance particulière, qu’ils se positionnent comme de simples héritiers d’une culture religieuse spécifique sans la pratiquer, ou qu’ils soient profondément religieux, tous considèrent leur œuvre comme vivante. Mais par qui est-elle habitée ? Je m’appuie ici sur trois exemples qui offrent trois types de réponses différentes. Laurent crée des voitures, Marie, sculptrice, répond, quand l’occasion se présente, à des demandes d’institutions religieuses, David se présente comme un artiste polyvalent en art sacré. Il est le seul à considérer sa création comme un acte de foi. Voici leurs témoignages, qui montrent une gradation dans le niveau d’inscription ou d’effacement de l’artiste dans son œuvre.

 

Laurent : « Les voitures de course qui sont là, je les ai construites de A à Z. Donc, j’ai pour habitude de dire que quand je touche une pièce, je touche jusqu’au pneu sur sa route. Tout, j’ai tout fabriqué, tout, vous pouvez pas vous imaginez mais tout, tout. Ce qui fait que je suis dans un domaine où on partage. Elle, elle m’a donné énormément de satisfaction, énormément de plaisir, de difficultés. C’est moi qui l’ai faite, je suis assis dedans, c’est concret et elle est là parce que je suis là et je suis là parce qu’elle est là. Elle est vivante, c’est (il souffle) … Les voitures je leur parle. Je peux peut-être paraître complètement cinglé mais je leur parle. Quand c’est un truc que vous avez créé c’est vivant. Ça a une âme, ça n’a pas une âme en soi, mais ça a l’âme qu’on lui a donnée. »

 

Laurent parle avec sa voiture. Il en revendique la création et par là-même, le don qu’il lui a fait d’une âme, c’est-à-dire une capacité d’écoute, et par ses réactions techniques, une modalité d’expression. Laurent comprend les besoins de sa voiture et sait reconnaître au moindre bruit suspect, ce qui ne va pas. La parole et l’écoute circulent entre Laurent et la voiture sans qu’aucune présence spirituelle ou autre ne soit nécessaire.

 

La situation est différente pour Marie Lavarande[2]. Celle-ci n’estime pas avoir « donnée une âme », c’est-à-dire, quelque chose qui viendrait d’elle, à la sculpture de la vierge qu’on lui a commandée. Elle explique au contraire avoir éprouvé le besoin de s’habiller en noir lorsqu’elle la sculptait, une couleur qu’elle ne mettait pas par ailleurs mais qui lui permettait de s’effacer, de « disparaître », d’ « être au service d’une pièce en train d’être réalisée ». Après l’avoir livrée, Marie eut l’occasion de visiter l’église où elle avait été déposée, et fut surprise de constater que la statue était entourée de fleurs et de bougies.

 

« J’ai vu une femme qui était en adoration devant cette vierge. Ça a duré 10 minutes environ. Puis la femme est sortie par le bas côté et je me suis retrouvée à côté d’elle. Je lui ai demandé : “Je vous ai vue prier devant cette vierge, pourquoi ?”. Elle me répond : “Mais cette vierge elle est hyper importante dans ma vie, elle m’a sauvé la vie, elle fait des miracles.” Alors j’ai eu cette réaction tout à fait stupide de lui dire : “Ben écoutez je suis ravie parce que cette vierge, c’est moi qui l’ai faite.” En disant ça, (Marie exprime un mécontentement, elle soupire) j’aurais jamais dû dire ça et je suis partie très vite. »

 

Ainsi cette vierge a-t-elle été produite en co-présence : présence de la sculptrice et présence d’autre(s) qui en font une pièce particulière, une pièce dont on ne peut dire qui en est l’auteur sans ressentir aussitôt un sentiment d’usurpation. Elle est la parole derrière laquelle s’efface Mallarmé, mais dans laquelle Nietzsche fait irruption. Qui parle ? Qui sculpte ? Voilà la même difficulté à exprimer le sujet.

 

La sculpture prenant « âme » peut à son tour s’exprimer directement. Marie raconte ainsi l’aventure d’une sculpture La cathédrale de Rodin réalisée par une de ses élèves comme cadeau pour son mari. Elle s’est effondrée un matin, apparemment sans raison technique particulière. Pourtant, au même moment, le mari de cette élève faisait un infarctus et était transporté à l’hôpital. Marie a passé son mercredi à remonter la cathédrale « pour surtout qu’il ne meurt pas », comme si la sculpture portait l’âme de cet homme et que sa guérison dépendait de la capacité de Marie à la remettre d’aplomb. La sculpture devient ainsi le réceptacle d’identités plurielles. Celle de sa créatrice, de son époux, de Marie et des autres (indéfinis) auxquels Marie adresse ses prières, tout en modelant la sculpture pour que cet homme soit sauvé. Elle est un lieu de circulation de la parole, elle porte des messages et en reçoit, tout autant qu’elle est le lieu de sa sédimentation, c’est-à-dire, de son inscription : les uns et les autres sont réunis en elle. Elle est relation.

 

Et Marie d’expliquer : « Il y a des choses invraisemblables qui se passent. Ça se passe dans la terre d’ailleurs, parce que la terre a des résonances beaucoup plus tripales où on est obligé de sortir tout ce qu’il y a à l’intérieur malgré soi, malgré soi… C’est chargé, c’est chargé. »

 

Ce qu’il y a à l’intérieur est non seulement pluriel, chargé, mais indépendant du sujet. Il s’exprime sans permission. Il dit ce qui ne peut être su par un sujet singulier. Qui parle ? Qui crée ? A cette seconde question, Marie répond tantôt comme Nietzsche, tantôt comme Mallarmé, concluant finalement :

 

« On joue des partitions. On n’est pas des créateurs. On est des passeurs. Mais on est surtout et avant tout des interprètes. On est au service, nous, qu’est-ce qu’on est d’autre ? Vous ne croyez pas ? »

 

Qui parle ? Qui sculpte ? Qui crée ? Et au service de qui ? Autant de questions qui restent sans réponses quand les artistes revendiquent ne pas s’inscrire dans une croyance religieuse particulière. L’acte d’expression est alors commis par la relation elle-même, comprise en tant qu’être agissant et nécessairement pluriel. L’artiste néanmoins revendique être l’auteur de sa création. Il la signe. La situation est différente lorsque, conduit par sa foi, l’artiste ne se considère pas comme l’auteur de l’œuvre qu’il réalise sous inspiration divine. C’est le cas de David Pons, dont un extrait de son entretien constitue le document original de ce domino. Il y raconte la création, pour le sanctuaire Notre Dame de Rocamadour, du reliquaire de Saint Amadour surmonté d’un buste du saint contenant dans un tube en verre une relique. La photo montre l’artiste et le buste non encore achevé.

 

David Pons exprime le refus ou l’impossibilité d’être sujet de parole ou sujet de création. Il revendique pour sa part que son art imprime un message divin. Quand il travaille, il entre en résonance avec ce qu’il nomme « la pensée », « le divin ». Dans ces moments-là, le temps semble suspendu. Ce qu’un homme ne serait capable de faire qu'en un temps très long peut être réalisé presque soudainement. L’acte de création se fait miracle. L’artiste s’efface : il laisse agir un autre, supérieur, avec lequel il est sur le même rythme et dont la réalisation doit porter le message. Il n'est plus question, dans ce cas, d’une circulation de la parole entre l’artiste créateur et son œuvre. Il s’agit de prêter son corps à un être spirituel pour qu’il puisse créer l’œuvre qui portera son message. L’artiste n’est plus que les yeux et le bras prêté à son dieu. Rien de lui ne doit transparaître dans l’œuvre sinon à signer par là-même son échec. Ainsi est-on passé d’un premier exemple nietzschéen, à un second entre Nietzsche et Mallarmé, pour finir par un dernier, mallarméen.


[1] Michel Foucault, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, « tel », 1966 : 317

[2] On pourra voir sur cette sculptrice mon court-métrage Habiter la matière https://www.youtube.com/watch?v=GnzYHODvgAY

 

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