Les formes sonores dans l'islam participent des techniques du croire et de la matérialisation du divin
Posé par Anis Fariji sur la partie "L'inscription religieuse ou croyante" le mardi 17 mars 2020
Les formes sonores dans l'islam participent des techniques du croire et de la matérialisation du divin
Le déploiement du Coran dans l’espace communautaire musulman se fait principalement par la récitation1. Le dogme de l’islam prescrit, à cet effet, tout un système de règles déclamatoires, sous le nom de taǧwīd (litt. « perfectionnement »), qui est censé garantir un rendu vocal le plus soigné du texte fondateur de l’islam, considéré être la Parole d’Allah. Aussi les récitations du Coran dominent-elles de loin le paysage sonore de l’islam. Voué à être récité lors des prières rituelles, aussi bien qu’à de nombreuses occasions de la vie communautaire (deuil, mariage, inaugurations, etc.), le Coran prend diverses formes sonores.
La récitation collective du Coran fait office d’une tradition religieuse répandue dans tout le Maroc et se prolonge dans le reste du Maghreb. Elle est pratiquée en différentes situations. Sa forme la plus réglementée au Maroc, organisée et supervisée par le Ministère des Habous et des affaires étrangères, consiste en un rite quotidien dans toutes les mosquées du pays, appelé « lecture du ḥizb ». Il s’agit de réciter une section du Coran à la fois, appelée « ḥizb », qui équivaut au soixantième du Coran, deux fois par jour, après la prière de l’aube (al-faǧr) et du coucher (al-maġrib)2. Les autorités religieuses au Maroc louent et promeuvent cette forme de la récitation collective en cela qu’elle garantit le déploiement ininterrompu du Coran dans tout l’espace des fidèles, de manière participative.
Mais autant la lecture du ḥizb est défendue comme tradition religieuse locale, autant d’autres formes homologues de la récitation collective du Coran attisent la suspicion, voire la réprobation. Le cas le plus notoire est celui de la récitation appelée « taḥzzabt », répandue dans tout le sud berbérophone du Maroc. Elle ne se limite pas à la mosquée, mais peut être pratiquée à différentes occasions : en privé, lors des moussems, ou dans les lieux d’apprentissage du Coran (madrasa ou kuttāb). Le principe de la taḥzzabt est à peu près le même que la lecture du ḥizb, à savoir la récitation collective et synchrone d’un fragment du texte coranique. Seulement, là où la lecture du ḥizb est quiète, statique et lisse, la taḥzzabt est vigoureuse, animée et âpre. On y récite le Coran à tue-tête tout en émettant des cris sporadiques. Si bien qu’il devient difficile de discerner le texte récité.
Tandis qu’un certain nombre de oulémas (savants religieux) au Maroc vilipendent la récitation taḥzzabt en ce que, selon eux, elle corrompt la déclamation du texte (taḥrīf) et l’enlaidit (tašwīh ǧamāl al-Qur’ān), ses pratiquants en parlent, eux, en termes d’enthousiasme (ḥamās), de gaieté (našāṭ), de passion (hawā), de ravissement (našwa) et de compagnie chaleureuse (ta’annus). Les affects d’une telle pratique religieuse procèderaient ainsi plus de l’acte de « faire ensemble », au travers de l’exaltation vocale commune, que du texte lui-même.
Parallèlement aux récitations collectives synchronisées du Coran, il en existe d’autres au Maroc dont les trames vocales constituantes sont absolument hétérogènes. On a affaire alors à un ensemble d’individus qui récitent en même temps des parties différentes du Coran. La forme la plus connue de telles textures vocales hétérogènes est celle qui se dégage des lieux où l’on apprend à des enfants le Coran par cœur (le kuttāb) : tous apprennent à haute-voix des fragments différents. Mais si l’hétérogénéité vocale dans le kuttāb est accidentelle – relevant des différences de capacité d’assimilation et de progression de chaque élève –, certaines cérémonies religieuses l’organisent et la provoquent de manière délibérée. C’est le cas d’une cérémonie appelée tafrīq (litt. « répartition »), qui consiste à réunir tous les étudiants d’une madrasa pour qu’ils récitent simultanément la totalité du Coran, chacun une partie différente. Le résultat sonore ne laisse pas de surprendre : un essaim sonore dont il est impossible de distinguer la moindre trame de lecture. C’est le cas d’une autre forme appelée salka (litt. « parcours »), procédant pareillement que le tafrīq mais dans le cadre d’une cérémonie privée (mariage, inauguration d’un nouveau logement, etc.), et avec un groupe de récitants plus restreint.
Il s’agit ici des récitations solistes et solennelles qui incorporent un profil mélodique plus ou moins prononcé. C’est la forme la plus répandue dans le monde de l’islam, dont un certain nombre de récitants égyptiens font figures de modèles-phares. Il en est de même localement, dans le Maghreb, où des récitants comme Omar al-Qzabri et Laayoun al-Kouchi au Maroc, Abd al-Muttalib Ben Achour en Algérie, et Bilal Ben Achour en Tunisie, drainent des masses de fidèles là où ils se produisent.
Si la voix de la récitation coranique doit, en principe, se conformer strictement à la structure prosodique du texte pour le rendre le plus fidèlement et le plus clairement – ce pour quoi le taǧwīd fut établi et prescrit –, l’ampleur du Coran ne réclame pas moins une dimension du beau. Les récitants se réfèrent, en cela, à deux Ḥadīṯ du prophète Muḥammad qui le stipulent explicitement : « Embellissez le Coran avec vos voix » ; « N’est pas parmi nous qui ne récite le Coran d’une belle voix ». Mais outre la raison dogmatique, on peut, du point de vue anthropologique, voir dans cette dimension du beau la nécessité de conférer à la forme sonore du Coran une ampleur sensible qui la distingue immédiatement de toute parole profane ; la nécessité, autrement dit, d’élever la Parole d’Allah au-dessus de la parole prosaïque.
On distingue deux styles de la récitation du Coran avec mélodie : le murattal et le muǧawwad3. Tandis que le profil mélodique dans le premier demeure assez sobre, il devient plus prononcé dans le second, le muǧawwad, avec parfois des développements mélodiques d’une grande virtuosité. Le principe esthétique qui commande sur les deux styles est cependant le même : la mélodie doit se conformer aux règles du taǧwīd, elle doit être aussi nécessairement improvisée et au rythme libre (non régulier). Dès lors l’expérience esthétique – le plaisir du beau – devient partie intégrante de l’expérience coranique, si bien que le caractère musical peut prendre le devant, à l’audition, sur le contenu du texte. La séance de la récitation du Coran confine alors à un véritable concert musical. On peut le constater aisément dans beaucoup d’enregistrements où les auditeurs exultent après les prouesses mélodiques des grands récitants, y réagissent parfois en réclamant au récitant de reprendre la tournure réussie, ou d’emprunter telle autre figure mélodique.
Les récitations ou les chants en l’honneur du Prophète Muḥammad font office d’une pratique dévotionnelle dans l’islam au Maroc et au Maghreb. Ces formes vocales sont organisées le plus souvent au sein des confréries soufies ; elles ont lieu dans les zawiyas (les loges des confréries) et plus rarement dans les mosquées ou dans des lieux privés.
On a affaire à un corpus de textes récités ou chantés, corpus établi comme une tradition locale. Parmi les textes les plus populaires au Maroc, on cite : le livre des prières Dalā’i al-khayrāt4, ainsi que des longs poèmes tels que al-burda, al-manfarǧa, al-hamziya et al-fiyyāšiya. Selon le dogme, le statut du Coran et celui des textes dévotionnels consacrés au Prophète Muḥammad ne sont pas comparables. Tandis que le Coran est considéré être la Parole de Dieu, les textes en l’honneur du Prophète sont seulement humains, qui plus est consacrés à un homme parmi les hommes – Muḥammad, le Prophète. La structure vocale de la récitation (ou aussi, maintenant, le chant) change ainsi selon qu’on a affaire au Coran ou aux textes dévotionnels consacrés au Prophète. S’agissant de ces derniers, il n’y a pas les règles déclamatoires qui, dans le cas du Coran (le taǧwīd), assoient d’emblée une structure rythmique spécifique (prosodique) et obligent à ce que la récitation soit improvisée. La forme vocale devient ainsi plus libre.
Il est vrai que, par exemple, dans la récitation collective du livre des prières Dalā’il, la forme vocale, dépouillée, se limite à une corde de récitation plus ou moins variée, accélérée ou ralentie. En cela, elle reste assez similaire aux récitations collectives du Coran. Mais même dans ce cas, il arrive que le groupe des récitants insère inopinément un fragment de prière, avec mélodie, en réaction, par exemple, à l’arrivée d’une personne qui vient faire un don à la zawiya en espérant obtenir la faveur du saint (pour guérison, mariage, fécondité, etc.). Ainsi, contrairement aux récitations du Coran, celles en l’honneur du Prophète sont ouvertes et moins strictes.
À d’autres occasions, quand il s’agit notamment des longs poèmes, la forme vocale devient proprement un chant. Dans la zawiya Abou al-Abbas à Marrakech, un groupe de munšidīn (chantres) vient ainsi chaque vendredi en fin de matinée pour chanter a capella pendant deux heures. Ils alternent des séquences chantées ensemble et d’autres en solos improvisés. Aussi bien les premières séquences que, surtout, les deuxièmes sont d’une prouesse musicale impressionnante. À certaines occasions et en d’autres lieux, ces chants sont accompagnés de percussions, voire d’instruments de musique, comme à la zawiya al-Ḥarrakiya à Tétouan (ensemble de violons). Souvent aussi les chants dévotionnels consacrés au Prophète aboutissent à des mouvements collectifs, des figures dansées en ronde, avec des sauts individuels ou collectifs dans certains cas. Il s’agit, le cas échéant, de véritables dynamiques de transe5.
Tandis que le Coran impose une solennité de par son caractère impérieux, les récitations et les chants pour le Prophète invitent à une certaine détente conjuguée à un surcroît d’exaltation et de réjouissance esthétique, cela combiné à une forme sonore qui devient nettement plus luxuriante en comparaison des récitations coraniques. En outre, à l’ouverture de la forme sonore correspond un espace rituel lui aussi ouvert : y participent, en effet, les hommes mais aussi les femmes, des riches comme des plus nécessiteux, et même des catégories de la population qu’on trouverait rarement admises dans les lieux de culte, comme les femmes prostituées et les homosexuels reconnus comme tels.
1Denny F.M., « Qur’ān Recitation: A Tradition of Oral Performance and Transmission », Oral Tradition, 1989, vol. 4, no 1‑2, p. 5‑26..
2Fariji A., « Le recto tono dans la récitation collective du Coran dite “lecture du ḥizb” : une image sonore d’un espace sacré étendu », Hespéris-Tamuda, 2017, LII, no 2, p. 179‑200.
3Nelson K., The art of reciting the Qur’an, 2e éd., Cairo New York, American University in Cairo Press, 2001.
4Jamous R., « Individu, cosmos et société. Approche anthropologique de la vie d’un saint marocain », Gradhiva, 1994, no 15, p. 43‑57 ; Abid H., « La vénération du Prophète en Occident musulman à travers l’étude codicologique de livres de piété (VIe/XVIIe-XIIIe/XIXe siècles) », Archives de sciences sociales des religions, 1 juin 2017, no 178, p. 151‑176.
5Rouget G., La Musique et la transe. Esquisse d’une théorie générale des relations de la musique et de la possession, Nouv. éd. rev. et Augm., Paris, Gallimard, coll.« Collection Tel », n˚ 170, 1990.
Trois artistes présentent leur relation avec leur œuvre. Ils la considèrent comme vivante, chargée d’une âme, capable de communiquer et d’agir. Le premier se définit comme son créateur, le second n’en est pas si sûr, le troisième estime n’être que le bras qui permet au divin de se matérialiser.