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Posé par Sepideh Parsapajouh sur la partie "L'inscription religieuse ou croyante" le mardi 07 juillet 2020

La force de l’absence. Autour de la sanctification populaire d'un jeune soldat porté disparu en 1983/la guerre Iran-Irak

Posé depuis le domino :

Funérailles factices à Toulouse (1576)

Mots clefs communs :

  • cadavre
  • faux
  • funérailles

Le cadavre et son absence, une tombe fictive et les funérailles des corps non identifiés, sont au centre d'un culte émergeant aujourd'hui autour de l'un des martyrs contemporains en Iran. Ce domino en raconte un bref résumé.

Lors de mes dernières visites au cimetière de Behesht Zahrâ au sud de Téhéran, le visage d’un jeune homme représenté sur panneaux de tailles différentes, posés à divers endroits, attirait mon attention. Un visage, disons angélique, avec un sourire discret et un regard direct, perçant ; un jeune barbu aux cheveux courts ; on voyait le col de sa veste vert kaki, couleur militaire. Par sa multiplicité et les signes de dévotion qui l’entouraient, il suscitait ma curiosité. Qui est-il ? Quelle est son histoire ? Est-il un héros vivant, ou un martyr mort ? A quelle guerre a-t-il participé ? Est-ce à la guerre Iran-Irak (1980-1988, dit « défense sacrée ») ou au conflit syrien (2011-2018, dit « défense du sanctuaire ») ? A-t-il sa tombe quelque part dans ce cimetière ? Pourquoi tant d’images de lui au milieu des 35 000 autres martyrs de ce méga cimetière public ?

Tout se passait comme si tout le monde le connaissait … mais de mon côté, cela a pris bien du temps pour que je puisse restituer son identité et sa trajectoire. Deux scènes m’ont mise sur la voie dans le cimetière. La première : un jour de l’automne 2016, au sein de la 24e division des martyrs, de loin, je vois le jeune homme assis (une maquette) au fronton d’une tombe ! Je me suis approchée, pensant avoir trouvé sa tombe. Mais non, c’était celle d’un soldat inconnu... Deuxième piste : un jeudi de l’été 2017 au sein de la 26e division des martyrs, j’aperçois encore de loin le même visage encadré au fronton d’une tombe entourée de nombreux jeunes, femmes et hommes. La tombe décorée avec des signes verts et des rubans ; la distribution des nourritures votives ; la lecture des prières et des versets coraniques ; la pierre couverte de fleurs et de bougies. En haut de la dalle, à travers les pétales de roses, on pouvait lire ces mots : « le martyr inconnu Ebrâhim Hâdi ». S’il y a une tombe et un nom, alors, pourquoi le qualifier d’inconnu ? Et pourquoi tant de dévotion ici autour de ce mystère, de ce visage, de ce lieu : un nom, un inconnu et une tombe ?! Je demande discrètement pour quelle occasion ils sont réunis ici : « - Rien de particulier, c’est jeudi, jour de notre rendez-vous avec Ebrâhim ». « - Qui était-il ? », « - Un grand homme, un mystique », « un maître de la morale, un modèle à suivre ». Ce sont les premières réponses, concises, que m’ont données deux jeunes filles lors de ce moment de festivité sobre et religieuse. Plus tard, à Paris, j’ai vu sur le réseau social Instagram des dizaines de groupes portant des noms composés à partir du sien : Ebrâhim-Hadî ; Hâdi-Delhâ (Celui qui guide les cœurs) ; Shohrat-dar-gomnami-ast (la célébrité résiste dans l’anonymat) ; Salâm-Bar-Ebrâhim (Salut sur Ebrâhim) ; Parastu-ye-Kânâl (Hirondelle de la tranchée ) ; etc. et son visage inscrit en guise de photo de profil, rassemblant des gens qui sont d’une manière ou d’une autre, ses « adeptes » ou « dévots », qui se disent ses « amis » ; … un groupe de « ses amis » a d’ailleurs édité un ouvrage de deux volumes, au total près de 500 pages, en guise de son « hagiographie » (vita) comme pour empreindre par écrit la personne cachée derrière ce visage (une des sources de ma recherche ; l’exemplaire dont je dispose date de 2017 et appartient à la 135e édition (depuis 2014), avec un tirage de 50 000 exemplaires. Sur la couverture est mentionné que 955 000 exemplaires ont déjà été vendus. 

 

Selon sa vita, Ebrâhim, enfant d’un quartier pauvre du sud de Téhéran, a d’abord été un athlète de lutte, sport traditionnel en Iran, puis un simple soldat volontaire de la guerre Iran-Irak (1980-1988) ; il a été tué/porté disparu en 1983 à l’âge de 25 ans sur le front après avoir effectué des actes sacrificiels pour sauver les vivants, protéger les blessés et récupérer les cadavres. C’est trente ans après sa mort qu’il est devenu une figure religieuse presque sainte, un maître de la morale, "un guide des cœurs", en somme, "un chevalier spirituel". La disparition de son corps sur le champ de bataille est interprétée comme un signe de son anéantissement en Dieu, conformément à sa volonté, exprimée oralement à ces compagnons d’armes.


Dans sa vita, l’un de ses amis raconte : « … Une nuit, on marchait côte à côte. Je lui ai demandé : “Ton rêve est de mourir en martyr n’est-ce pas ?” Il s’est mis à rire et m’a dit : “De mourir en martyr est un petit bout de mon rêve, mon vrai rêve est qu’il ne reste plus rien de moi ! Que je sois coupé en petits morceaux comme mon maître Husayn. Je ne voudrais pas que mon corps reste ici ! Mon rêve est de disparaître totalement, devenir inconnu (gom-nâm : litt. nom-perdu)” » (p. 195).


Ebrâhim est un exemple d’une catégorie de nouvelles figures sacralisées qu’on peut qualifier tantôt de victimes, tantôt de héros, de l’Iran contemporain, une figure appelée shahid (martyr). Or la sacralité de Ebrâhim n’a rien d’officiel, c’est le résultat d’une ferveur populaire. Il s’agit d’une sanctification populaire exceptionnelle dont la raison ne réside pas seulement dans le fait de son martyr, mais surtout dans ses qualités morales (sa sincérité, sa modestie, sa pudeur, sa droiture, et surtout son altruisme très poussé, etc.) qui ont fait de lui un ‘fatâ’ ou ‘javânmard’ (chevalier spirituel), c’est-à-dire un exemple de l’humanité parfaite, selon les opinions des jeunes gens que j’ai interrogés plus tard dans le cadre de ma recherche. Son âme de chevalier spirituel est si puissante qu’elle continue à venir en aide à tous ceux qui en ont besoin, selon les témoignages.     


Il est singulier, comme peuvent l’être d'autres jeunes hommes tués en guerre. Mais il y a peut-être une poignée de personnes qui sont devenues aussi célèbres et ont marqué (pour ne pas dire monopolisé) l’espace-temps social par l’appropriation populaire de leur mémoire et de leur personnalité. La singularité de Ebrâhim et sa sacralisation populaire trente ans après sa mort, outre les traits caractéristiques de sa personne, sont le résultat d’une forme d’alchimie, peut-on dire, entre les épreuves socio-politiques du temps présent, la croyance dans les interventions surnaturelles des âmes des martyrs, et les références tant religieuses que culturelles d’une mémoire chiite et iranienne lointaine.



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Extrait de : S. Parsapajouh, "Un athlète devenu un maître, malgré lui. Quelques réflexions sur Ebrâhm Hâdi, « le maître à suivre » du chiisme populaire de l’Iran contemporain", (article à paraître)


La référence du texte biographique ('vita') :

Salam bar Ebrâhim. Zendegi-nâmeh va khâterât-e shahid Ebrâhim Hâdi (Que le salut soit sur Ebrâhim. Biographie et souvenirs de l’athlète sans tombe, le martyr Ebrâhim Hâdi), Groupe culturel du Martyr Ebrâhim Hâdi, 2017 (première éditions 2014), vol. 1. 256. p; vol. 2. 240 p.




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