Se connecter

Posé par Cécile Boëx sur la partie "L'inscription religieuse ou croyante" le lundi 25 novembre 2019

La Mecque et Internet comme lieux éphémères du souvenir des martyrs de la révolte en Syrie

Posé depuis le domino :

Manipuler le corps alphabétique des dieux.

Mots clefs communs :

  • pierre

La pierre sacrée gravée avec les lettres de l’alphabet Sora et la pierre centrale (couverte) de la Kaaba, épicentre du sanctuaire de la Mecque. Dans mon cas, c’est l’image animée qui mobilise la pierre et sa sacralité pour inscrire les morts dans l’horizon de sens du martyre. L’écriture n’est pas sur la pierre mais se fait "avec elle", grâce aux technologies numériques ordinaires, et engendre une nouvelle performance rituelle.

Titre de la vidéo : « Omra (petit pèlerinage) pour le martyr héroïque Abdel Nasser Qamhiya, héros de l’armée libre » [ma traduction]

Mise en ligne sur YouTube le 30 mars 2012 par « Hani Homs », 1’11’’

219 vues le 6 décembre 2017

A l’intérieur de la mosquée sacrée de la Mecque, alors que commence la prière (al-maghrib ?), un homme, certainement un proche du « martyr », présente une feuille A4 devant l’objectif de son téléphone portable sur laquelle on peut lire : « La Syrie de la liberté. Homs. Omra pour l’âme du martyr héroïque selon la volonté de Dieu Abdel Nasser Jamal Qamhiya, la Mecque sainte, 29/3/2012 ». En haut à gauche a été apposé le drapeau de la révolution. Le preneur d’image prend soin de ne pas filmer son encart plein cadre, afin de laisser voir en arrière-plan les pèlerins effectuant leurs circumanbulations autour de la Ka‘ba, site considéré comme le plus sacré de l’Islam. Il retire ensuite la feuille pour filmer la Ka‘ba, opérant un mouvement latéral, certainement pour souligner l’ampleur du parvis de la mosquée et des pèlerins. La feuille est ensuite replacée devant l’objectif selon le même principe de mise en abyme. Après la fin de la prière, l’homme lit à voix haute une partie de l’inscription « Omra pour l’âme du martyr héroïque selon la volonté de Dieu Abdel Nasser Jamal Qamhiya » et il ajoute, dans un parler très dialectal : « Quartier de Qoussour, que Dieu lui accorde sa miséricorde et lui pardonne. Aux familles des martyrs, que Dieu vous accorde la patience, à vous tous. Que Dieu accorde sa miséricorde à nos martyrs et qu’il libère la Syrie ». On entend alors quelqu’un près de lui dire « Amen, mon Dieu ». La feuille est baissée et l’enregistrement se termine.


En tapant le nom du martyr mentionné dans le moteur de recherche de YouTube, on trouve une dizaine de vidéos qui lui sont consacrées (annonce de la mort devant la dépouille, adieux des proches avant l’enterrement, funérailles et plusieurs clips d’hommage) lesquelles donnent des indices sur son identité et les circonstances de sa mort. Abdel Nasser Qamhiya, 21 ans, était étudiant en commerce à la faculté de Homs et faisait partie « des premiers qui étaient descendus dans la rue » pour manifester contre le pouvoir de Bachar al-Assad. Il avait ensuite rejoint l’Armée syrienne libre, entité composée de soldats dissidents de l’armée régulière et de civils, coordonnant une partie de la lutte armée. Il est mort (pendant une manifestation ? Pendant un combat ?) d’une balle dans le cœur tirée par les forces de sécurités. Ces vidéos permettent de retracer la « trajectoire » de ce martyr et de mieux comprendre cette vidéo tournée à la Mecque qui s’inscrit dans une constellation d’autres vidéos de ‘omra pour des martyrs. En effet, cette pratique a émergé au début de la révolte en Syrie en mars 2011 et perdure jusqu’en 2013, période qui correspond à l’organisation massive de manifestations pacifiques, malgré la militarisation de la répression et l’intensification de la lutte armée. La mobilisation pacifique s’essouffle à la fin 2013, en raison du basculement de la révolte dans un conflit armé régionalisé. Durant cette période, des milliers de vidéos de Omra destinées à des martyrs ont été mises en ligne. Certaines durent quelques secondes, d’autres plusieurs minutes mais le principe est le même : un homme ou une femme filment l’un des endroits de la mosquée (aux abords du parvis de la Ka‘ba ou à l’intérieur) en spécifiant, par la parole et/ou au moyen d’un support écrit, qu’ils effectuent une ‘omra pour le martyr désigné. La date et le lieu d’origine du martyr sont toujours précisés.


Innovation rituelle/Transgression


La ‘omra (le petit pèlerinage) qui signifie littéralement en arabe « la visite », est l’une des formes de pèlerinage à la Mecque qui peut se faire avec ou indépendamment du Hajj (le grand pèlerinage). Pouvant être effectué à n’importe quel moment de l’année, il ne fait pas partie des cinq piliers de l’Islam, contrairement au Hajj. Il est possible d’accomplir la ‘omra pour un défunt ou un vivant dans l’incapacité de le faire, à condition que celle ou celui qui l’effectue l’ait déjà fait. Néanmoins, jusqu’alors, ces ‘omra dédiés à d’autres n’étaient pas filmées, d’autant plus que les autorités saoudiennes et de nombreux cheikhs condamnent l’utilisation d’appareils photos dans les lieux saints. Si cette interdiction est peu respectée - de nombreux pèlerins faisant même des selfies devant la ka‘ba – les vidéos de ‘omra n’en constituent pas moins des innovations rituelles par l’image, la parole et le texte qui viennent s’immiscer au sein même du rituel le plus sacré de l’Islam. Les morts auxquels sont destinés les pèlerinages sont présentifiés dans le lieu sacré par l’énonciation et la publicisation de leur nom et de leur statut de martyr. Il ne s’agit alors plus seulement d’effectuer le pèlerinage pour celui qui n’a pas pu la faire mais de requalifier la mort en martyre aux yeux de tous. Alors que la Omra ne peut être consacrée qu’à une seule personne, souvent, comme dans cette vidéo, on observe un glissement vers le collectif avec une dédicace adressée à tous les martyrs de la révolution. Dans certaines vidéos, des pèlerinages s’effectuent au nom d’une ville.


Nouveaux énoncés du statut de martyr : Écritures par le lieu, l’image et Internet


L’emploi du qualificatif « martyr », met à nu la brutalité du régime. En conformité avec l’étymologie (en arabe comme en grec, le mot martyr, shahîd, désigne le témoin), le martyr atteste, il est témoin de la violence. Ici, la sacralité du lieu mais aussi la vidéo et Internet sont des instances de médiation et de légitimation de cette revendication du statut de martyr auto-attribué, puisqu’il n’émane d’aucune institution étatique ou combattante. L’expérience de la mort injuste dans un contexte de violence extrême exacerbe les oscillations entre le religieux et le politique pour créer une culture du martyre inédite et singulière. Ainsi, le pèlerinage devient hommage et témoignage des actions du martyr, l’inscrivant dans la continuité de son engagement dans la révolte. D’ailleurs, la manière d’inclure un support textuel dans la scène filmée est directement issue de pratiques de documentation des manifestations contre le régime dont le but était de prouver l’authenticité des prises de vue et de mettre en exergue des revendications. Mais ici, le procédé relève d’une logique inverse : il ne s’agit pas de contextualiser un événement mais d’inclure un absent et le sens de sa mort dans un lieu sacré immédiatement reconnaissable. Le lieu est donc l’élément central de l’énoncé du martyre et on comprend pourquoi il est toujours présent dans le cadre. L’énoncé est également performé par la parole, le geste et une inscription des plus ordinaire imprimée sur une feuille A4 (parfois, elle est simplement écrite à la main). L’énoncé est fondamentalement furtif et sans effets de grandiloquence, malgré l’importance sacrale du lieu où il prend forme. Cette discrétion rend compte aussi de l’asymétrie des rapports de force sous-jacents à la désignation des martyrs


Traces disséminées d’une mémoire vernaculaire


Déposées sur Internet, ces vidéos contribuent à esquisser et à transmettre une mémoire vernaculaire, alternative, façonnée par des gens ordinaires qui viennent témoigner avec leurs mots de leurs liens avec les martyrs et de l’engagement de ces derniers. YouTube devient alors le lieu improbable mais possible d’une mémoire à la fois intime et collective de la révolte où l’on viendrait laisser une trace de la mort héroïque d’un proche. Ces vidéos sont d’abord destinées à l’entourage des défunts, afin sans doute de montrer qu’un devoir de mémoire a été accompli, non pas au nom de celui qui fait la' omra, qui reste anonyme, mais au nom de ceux qui connaissent les raisons de l’engagement et les circonstances de la mort du martyr. Fortement localisées (l’origine du martyr est toujours précisée), les vidéos de 'omra aux martyrs impliquent aussi un déplacement, une migration des énoncés : déjà dans l’espace sacré de la mosquée de la Mecque mais aussi dans l’espace immatériel du web. Le premier, matriciel, formule et légitime alors que le second en permet la circulation et la préservation. Alors que le statut de martyr est réservé à ceux qui se montrent loyaux envers le régime, la reconnaissance des martyrs de la révolte est privée de lieux physiques pour exister. Internet constitue un lieu par défaut où les martyrs sont enfouis dans un espace disséminé et infini. Réceptacle inattendu de cérémonies et de monuments qui s’inventent autrement, Internet constitue un support précaire puisque ces vidéos peuvent disparaître du jour au lendemain.


  • martyre
  • innovation rituelle
  • protestation
  • nouveaux médias
  • écritures audiovisuelles
  • mémoire vernaculaire
Télécharger ce document
  • martyre
  • innovation rituelle
  • protestation
  • nouveaux médias
  • écritures audiovisuelles
  • mémoire vernaculaire

Les dominos connectés à ce domino :

Jusqu'à ce que justice soit faite

Mots clefs communs :

  • innovation rituelle
  • protestation
  • mémoire vernaculaire

Bien des choses peuvent résonner entre nos deux textes. J'en soulignerai deux. Tout d'abord, chacun souligne à sa manière la tension qui existe entre les modalités d’expressions spontanées du deuil et de l'hommage aux victimes de violences politiques (révélant divers processus d'innovation rituelle) et leurs logiques d'institutionnalisation et de pérennisation, notamment dans le cadre de mobilisations politiques. Ensuite, et comme en écho à cette première tension, les deux textes illustrent cette autre tension que l'on peut généralement observer dans le cadre des commémorations de morts politiques collectives, entre la volonté d’affirmer la singularité de chaque victime (à travers sa photo, le récit de sa vie, ou le plus souvent juste son nom) et la nécessité de leur mise en série (à travers la liste des victimes ou de formes codifiées voire ritualisées de leur présentation).