De l’esprit à la lettre : une écriture divine crée par un prophète
From the Spirit to the Letter: Creation of a divine script by a Prophet
Parmi des groupes tribaux de l’Inde, des prophètes inventent des écritures pour transcrire leurs langues à partir des années 1920. Ces créations sont souvent présentées comme des découvertes, suite à une révélation, de graphèmes inscrits sur des supports lithiques. Chez les Sora de l’Odisha, un instituteur du nom de Mangaya ‘‘découvre’’ ainsi des lettres gravées sur une roche près de son village après avoir reçu une vision en rêve. Guidé par Jagannath, ancienne divinité tutélaire du royaume d’Odisha, il parvient à les déchiffrer et fonde un mouvement religieux à la fin des années 1930. Un sanctuaire a été bâti autour de la pierre gravée où les disciples de l’instituteur rendent un culte à cette écriture alphabétique composée de vingt-quatre lettres. Ce système de signes graphiques matérialise à la fois Jagannath, symbole du pouvoir royal en Odisha depuis l’époque médiévale, et des puissances du panthéon sora. Différents mythes retracent l’origine de ces signes gravés dans la pierre. Dans les versions imprimées en sora, odia et anglais que le fils aîné du feu prophète distribue aujourd’hui au sanctuaire de Marichiguda, il est dit qu’autrefois les Sora vénéraient Jagannath sous la forme d’une statue de bois. Mais un jour, la fille de l’officiant rituel en charge de son culte révéla la cachette du dieu à un brahmane dont elle s’était éprise et celui-ci disparût avec la statue. Le brahmane apporta la statue au roi d’Odisha qui fit construire un temple pour Jagannath. Le dieu cessa dès lors de répondre aux prières des Sora, lesquels se vengèrent de son silence en lui offrant des substances impures : des libations d’alcool et des sacrifices sanglants. Mais à la fin de l’âge de Kali – ère chaotique qui dans la cosmogonie hindoue correspond à la période actuelle - Jagannath revint parmi ses premiers dévots sous une forme alphabétique (Akshara Brahma). Les disciples de Mangaya racontent que désormais, les statues du dieu vénérées dans les temples hindous sont vides car Jagannath a pris corps dans leur écriture. Avec ce mouvement religieux, on assiste ainsi à l’appropriation par un groupe minoritaire d’une divinité qui occupe une place majeure dans le panthéon régional. Celle-ci se retrouve littéralement ‘‘inscrite’’ dans l’espace villageois aux côtés d’esprits vernaculaires (nyonan), également matérialisés par des graphèmes.
Breuvage d’esprits : reconfiguration des modes de communication avec le divin
Drinking Spirits: Reconfiguration of the modes of ritual communication
De nos jours, les Sora font un usage avant tout religieux de cet alphabet révélé dont la plupart des adorateurs sont incapables d’identifier les lettres. L’appropriation de l’écriture en contexte rituel induit des changements majeurs en ce qui concerne les formes de communication engagées avec les esprits, désormais incarnés dans des lettres. La sacralisation de l’écrit, en effet, a eu pour conséquence la condamnation d’un genre oral dont le rôle était jusqu’alors crucial dans les rituels : les dialogues avec les esprits par l’intermédiaire d’un(e) médium possédé(e). Le rejet de la possession, pratique qui en Inde est généralement associée à des groupes de bas statut, marque l’exclusion des femmes sora de la prêtrise. Ces dernières ne sont plus autorisées à incarner la parole de puissances qui désormais, demeurent muettes. Le seul mode d’incorporation des esprits considéré comme légitime est l’absorption, lors des offices hebdomadaires ou dans le cadre de rituels thérapeutiques, d’une ‘‘potion alphabétique’’ préparée par des spécialistes rituels masculins. Cette mixture (paji’ingda’a) – dont le nom est composé du terme paji’ing, « trace de pas », et de da’a, « eau », est considérée comme de la « poussière d’esprits-lettres » (sompeng a duli). Elle est fabriquée avec l’eau de lavage d’une ardoise sur laquelle un officiant trace les lettres à la craie en récitant l’alphabet. Si la possession est condamnée, l’appropriation de l’écrit donne ainsi lieu à la valorisation d’autres formes d’oralité puisque la fabrication de signes qui constituent des empreintes de puissances scripturaires liquéfiées s’accompagne de récitations et de paroles chantées.
D’un support lithique à un support digital : des modes d’inscription et de diffusion contrastés
From Stone to Digital Media: Modes of Inscriptions and circulation of the various media that embody the divine
Les supports sur lesquels les « esprits-lettres » (nyonan lipi) circulent sont surtout des objets cultuels et des instruments de diffusion du mouvement religieux fondé par Mangaya. La pierre gravée sur laquelle Jagannath s’est manifesté pour la première fois sous une forme alphabétique a servi de modèle pour d’autres espaces cultuels bâtis en Odisha et en Andhra Pradesh. Il existe une nette hiérarchie, en fonction de leurs modes d’inscription, entre les supports lithiques qui sont « apparus » (dugnayté), - et desquels des puissances chtoniennes ont surgi sous une forme alphabétique - et ceux qui ont été « fabriqués » (subjaété). Les dévots accordent une plus grande valeur à la pierre située au centre du premier sanctuaire bâti à Marichiguda - où les « esprits-lettres » se sont ‘‘auto-inscrits’’ - qu’à ses copies dans les sanctuaires secondaires, où les lettres ont été gravées de main d’homme. De nos jours, l’apparition de nouveaux supports permet d’offrir un nouveau souffle à cette écriture. Des pierres avec des lettres gravées ‘‘poussent’’ dans des villages sora et leur culte donne lieu à des inventions et à la réhabilitation de formes de ritualité condamnées par Mangaya telle que la possession. En parallèle à l’apparition de ces supports lithiques et à la revalorisation du corps possédé, on assiste à l’émergence de nouveaux médias. La création de polices d’écriture favorise l’impression d’abécédaires. Spécialistes rituels en charge du culte de l’écriture, Sora christianisés qui se sont réappropriés l’alphabet - notamment pour transcrire la Bible -, et dévots ordinaires se livrent à présent une course pour créer des polices d’écriture et des pages internet dédiées à l’alphabet. Née dans un village d’Odisha en 1936, l’écriture révélée sora se propage ainsi dans différents États de l’Inde où des Sora ont migré. Portée par des supports matériels tels que des pierres aussi bien que par des supports imprimés et digitaux, l’alphabet sora dont la transmission a pendant longtemps été monopolisée par des spécialistes rituels, traverse aujourd’hui des frontières rituelles et étatiques.