Celle – ou celui – qui traverse le quartier Once à Buenos Aires par la rue Pasteur depuis l’avenida Corrientes en direction de l’avenida Cordoba ne manquera pas de remarquer sur la droite, au numéro 633, le bâtiment abritant l’AMIA et la DAIA, respectivement centre administratif et culturel de la communauté ashkénaze et organe politique de la communauté juive argentine. C’est là que se produisit ce qui constitue encore aujourd’hui l’attentat le plus important de l’histoire argentine et l’attaque antisémite la plus meurtrière depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, tous pays confondus : le lundi 18 juillet 1994, à 9h53 précises, une bombe détruisait entièrement le bâtiment accueillant les bureaux de l’AMIA et de la DAIA, faisant 85 morts et près de 250 blessés et paralysant durablement ces deux institutions représentant le véritable centre névralgique du judaïsme argentin.
Le nouveau bâtiment qui prend place au 633 de la rue Pasteur, inauguré en juin 1999– soit cinq ans après l’attentat –, entendait incarner la force de résilience de l’institution face à la destruction. Il n’est cependant pas certain que le but ait été entièrement atteint, tant l’organisation du lieu contribue à pérenniser cet état d’urgence qui caractérise habituellement les heures suivant les catastrophes. Car depuis la rue, c’est davantage la dimension sécuritaire qui s’impose au passant, matérialisée par un mur qui sépare le bâtiment lui-même de l’espace public et par la présence de vigiles qui surveillent attentivement les aller-et-venues des passants. Ce mur, conçu de sorte à contenir le choc d’une éventuelle déflagration, fait également office de check-point permettant de contrôler l'accès à la cour menant au bâtiment, qui est désormais strictement réglementé et surveillé. Chaque visiteur qui se présente doit être préalablement inscrit sur une liste d’invités puis dûment identifié. Il est ensuite fouillé, photographié et inscrit dans une base de données. Il doit aussi laisser une pièce d'identité que les vigiles gardent durant le temps de la visite et qui n’est rendue qu’à la sortie du bâtiment.
Ce n’est cependant pas seulement la fonction sécuritaire de ce mur qui attire l’attention, mais aussi sa dimension mémorielle. Sur un grand tableau occupant presque toute la longueur du mur, bien en vue depuis la rue, ont été inscrits en blanc sur fond noir le prénom de chacune des 85 victimes de l’attentat, ainsi que les mots « Memoria y Justicia. 18 Julio 1994 » et la phrase, quelque peu paradoxale, enjoignant à « Recordar el dolor que no cesa » (se souvenir de la douleur qui ne cesse pas).
L’histoire de ce tableau mérite d’être retracée. Dans les heures qui ont suivi l’explosion, les secours et les nombreux bénévoles présents sur place inscrivaient sur une grande bâche noire le prénom de chaque victime au fur et à mesure de leur identification, rappelant les « grassroots memorials » étudiés par Peter Jan Margry et Cristina Sánchez-Carretero. Ici pourtant, contrairement au mémorial spontané de la Place de la République en hommage aux victimes des attentats de Paris de 2015, qui a fini par être archivé par la Mairie (Gensburger), ou des « écrits de septembre » ramassés et archivés par la mairie de New York un mois à peine après les attentats (Fraenkel), les signes spontanés du recueillement ont été pérennisés, à la demande des familles de victimes (mais contre l’avis de l’institution), qui insistaient pour que ces noms restent visibles depuis la rue jusqu’à ce que justice soit faite (Gurevitch : 10). Horizon de justice qui, 25 ans après, semble pourtant aujourd’hui encore totalement hors d’atteinte, tant l’enquête fut marquée de bout en bout par les malversations et l’incurie.
Hormis le fait massif et tragique de l’explosion et de la destruction, l’attentat du 18 juillet 1994 contre l'AMIA reste, comme celui du 17 mars 1992 contre l’ambassade d’Israël à Buenos Aires qui l’avait précédé, l’objet de nombreuses interrogations. L’enquête fut en effet autant marquée par l’incompétence que par les malversations. Les décombres de l’immeuble ont été jetés et laissés sans surveillance dans le Rio de la Plata quelques jours à peine après l’attentat, enfouissant à jamais les éléments matériels qui auraient pu permettre d’établir plus précisément les faits. Le premier juge en charge de l’enquête a été dessaisi et condamné pour avoir monnayé 400 000 dollars un – probablement faux – témoignage, vraisemblablement sur ordre de l’ancien président Carlos Menem. Le juge Nisman qui a pris sa suite – sans cependant obtenir plus de résultats – a été retrouvé mort en janvier 2015 dans des conditions encore inexpliquées, alors qu’il s’apprêtait à présenter une accusation contre la président Cristina Kirchner dans le cadre de la signature du Memorándum de entendimiento Argentina-Irán qui devait pourtant en principe permettre aux magistrats argentins d’interroger pour la première fois les fonctionnaires iraniens suspectés d’être les commanditaires de l’attentat. Même le nombre exact et l’identité des victimes est longtemps resté incertain, la dernière ayant été officiellement identifiée en 2016, plus de vingt ans après les faits.
D’année en année, de dissimulations en révélations, la causa Amia – l’affaire de l’AMIA – est ainsi devenue le symbole de la faillite de l’État et de la justice argentine. 25 ans après l’attentat, aucune responsabilité n’est juridiquement établie et rien ne permet de penser que les auteurs, les commanditaires ou quiconque ayant pris part d’une manière ou d’une autre à l’attentat puissent un jour être jugés. Et c’est ainsi que ce mémorial qui se voulait temporaire est resté en place. Souffrant de la dégradation du temps, il a cependant été remplacé à plusieurs reprises, mais en veillant toujours à respecter cette apparence de spontanéité et d’urgence qui avait présidé originellement à l’inscription du prénom des victimes, installant la quête de justice dans un provisoire durable.
L’inscription du nom des victimes d’événements traumatiques et de violences politiques sur des murs de la mémoire n’a rien d’original en soi, et constitue un répertoire mémoriel assez classique. À l’autre bout de la ville de Buenos Aires, le mur portant les noms des 30 000 victimes de la dictature de 1976-1982 constitue la pièce maitresse du Parque de la memoria inauguré la 30 août 2001 – Parque de la memoria qui, par une certaine ironie de l’histoire, a été construit sur le décombres de l’immeuble de l'AMIA qui avait été jetés dans le fleuve quelques heures à peine après l’attentat. À Paris, le mémorial de la Shoah est presqu’entièrement organisé autour du mur des noms en hommage aux 75 568 juifs déportés de France ; de même à New York au mémorial rendant hommage aux 2 977 morts du World Trade Center, où le nom de chaque victime a été inscrit sur un parapet entourant les bassins symbolisant la chute des tours et le cycle infini du souvenir.
Ce qui est peut-être plus original dans le cas de l’attentat de l'AMIA, c’est de voir comment l’impossibilité d’obtenir justice, l’impossibilité de clore l’événement et de lui trouver un récit et un sens stabilisés, ont conduit les différents acteurs mobilisés dans les institutions juives ou les associations de victimes à renouveler sans cesse cet acte d’inscription des noms, en rénovant années après années ce premier hommage aux victimes, puis en multipliant et en diffractant les actes d’inscription un peu partout dans la ville : au pied de chaque arbre planté aux abords immédiats de l’attentat, sur le monument érigé par l’association de victimes Memoria Activa devant le palais de justice où ses membres se retrouvaient toutes les semaines durant plus de 10 ans et désormais à chaque anniversaire pour demander que justice soit faite ; dans le Bosque de Palermo, non loin des rives du fleuve, où 85 arbres ont également été plantés au nom de chaque victime ; dans la ville de Vincente Lopez, en bordure du fleuve toujours, où un monument a été inauguré à l’occasion du vingtième anniversaire de l’attentat, etc. Jusqu’à la reproduction quasi à l’identique, à quelques cuadras du lieu de l’attentat, du tableau noir du mur du 633 rue Pasteur sur les murs de la station de métro Pasteur, rebaptisée en 2015 Pasteur-AMIA. La boucle, ainsi, est bouclée, l’acte de représentation de l’attentat ne renvoyant plus à l’événement lui-même, mais à sa symbolisation et à sa mise en abyme à travers cet acte spontané d’inscription de la liste des victimes sur un tableau noir, la liste et son inscription devenant par excellence ce qui dit l’événement. Comme s’il fallait inscrire sans cesse le nom des victimes pour leur rendre présence et pour maintenir sans cesse l’exigence de justice – impression renforcée par la vidéo diffusée à côté de la reproduction du tableau des noms montrant en boucle des mains traçant à la bombe de peinture blanche les lettres formant la liste des victimes de l’attentat contre l’AMIA. Plus que l’inscription, c’est l’acte d’inscrire qui fait sens et qui permet de maintenir vivante la demande de justice. Mais cette fois, c’est dans la faïence que les noms sont inscrits, échappant à l’altération du temps et des intempéries, fixant dans l’émail le temps – à jamais ? – suspendu du deuil et de la quête de justice.
Bibliographie :
Fraenkel, Béatrice, Les Écrits de septembre. New York 2001, Paris, Textuel, 2002.
Gensburger, Sarah, Mémoire vive. Chroniques d’un quartier. Bataclan 2015-2016, Paris, Anamosa, 2017.
Gurevitch, Beatriz, Passion, Politics and Identity: Jewish Women in the Wake of the AMIA Bombing in Argentina, op.cit, p.10.
Margry , Peter Jan et Sánchez-Carretero, Cristina, Grassroots Memorials: The Politics of Memorializing Traumatic Death, Berghahn Books, 2011.