Se connecter

Posé par Clément Jacquemoud sur la partie "L'inscription religieuse ou croyante" le vendredi 06 décembre 2019

l’écriture et ses enjeux en République de l’Altaï contemporaine

Posé depuis le domino :

Manipuler le corps alphabétique des dieux.

Mots clefs communs :

  • prophétisme scripturaire
  • inventions rituelles
  • matérialisation du divin
  • modes d’inscription

Posé depuis le domino : Manipuler le corps alphabétique des dieux. Un cas de prophétisme scripturaire chez les Sora (Inde) Manipulating the alphabetic body of gods. A case of Scriptural Prophetism among the Sora (India)

L’écriture dans le bourkhanisme : l’appropriation de techniques allogènes


Au début du XXe siècle, un mouvement millénariste messianique, nommé bourkhanisme dans l’ethnographie, naît chez les autochtones de la Province russe de l’Altaï montagneux (Sibérie méridionale). Bien qu’à cette époque les Altaïens alphabétisés aient été peu nombreux[1], les adeptes du mouvement mobilisent des écrits en alphabets mongols et tibétains. Ainsi, dans leurs rituels, les bourkhanistes mettent les livres en contact avec le sinciput, le front et la poitrine, et accèdent supposément de cette manière au sens qu’ils contiennent. La sacralisation de textes incompréhensibles au sein du bourkhanisme fait sens dans la mesure où le savoir diffusé par l’écrit, donné comme indiscutable, est entre les mains d’individus associés au pouvoir : riches chefs de clan altaïens et lamas bouddhistes du côté autochtone, missionnaires orthodoxes, administration et colons du côté de l’Empire russe. De ce fait, l’écrit représente l’autorité et peut être perçu comme un outil au service de ceux qui dominent socialement. La récupération du support écrit dans le bourkhanisme se donne alors à voir comme une tentative de transfert de cette autorité dans un discours rituel se voulant contestataire. Dans un contexte de concurrence spirituelle et territoriale, l’appropriation par le plus faible des opposants des ressources de son adversaire peut aussi se lire comme une réaction d’autodéfense, qui répond notamment à la nécessité de se penser sur un pied d’égalité avec une culture russe toujours plus présente. Le bourkhanisme ne doit cependant pas être envisagé comme une « religion du livre », le contenu des textes important finalement peu[2].

Au sein du territoire devenu la République de l’Altaï en Fédération de Russie, l’écriture est à nouveau mobilisée dans un bourkhanisme recréé. Toutefois, c’est l’écrit en tant que technique et non plus son support qui est mis en avant : certaines femmes adeptes de ce néo-bourkhanisme affirment recevoir des messages d’entités spirituelles, qu’elles notent puis diffusent au sein du mouvement. Cette mobilisation « sexuée » de l’écriture dans la construction du savoir croyant, dans sa manifestation et dans sa propagation, est due tout autant aux transformations survenues dans la société autochtone au cours de la période soviétique, qu’au processus de globalisation contemporain. En effet, replacée dans son contexte, l'écriture devient le révélateur des vicissitudes de l’histoire locale, et des dynamiques contemporaines de construction et de préservation de l’identité ethnique en Fédération de Russie.

 

Les esprits sont sur Facebook : de la révélation à l'incitation

The Spirits are on Facebook: from Revelation to Incitement

 

L’alphabétisation durant la période soviétique s’est accompagnée d’une profonde russification, au point que l’altaïen est aujourd'hui devenu une langue étrangère pour de nombreux jeunes autochtones. Les textes dictés par les esprits à certaines femmes néo-bourkhanistes peuvent alors se comprendre comme une manière de résister à l'assimilation par la Russie et de revendiquer des particularismes ethniques. Ils s’inscrivent aussi dans le monde moderne, dans la mesure où ils sont ensuite diffusés dans des journaux et sur Internet (blogs, Facebook et son alter-ego russe VK notamment). Certains textes sont « transmis » puis rédigés en russe, ce qui permet d'accroître le rayonnement du mouvement à l’international. Les appels à la vénération de la nature dénoncent en filigrane la résolution politique de faire du tourisme la première ressource économique de l'Altaï, et s’articulent aux préoccupations écologiques contemporaines. Ils dénoncent également le projet de faire de l’orthodoxie la religion dominante en Altaï. Dans le cadre d’un marché du religieux globalisé, les textes jouent alors un véritable rôle « missionnaire indigène »[3]. Enfin, de multiples références au « savoir scientifique », héritage incontestable de la période soviétique, contribuent à renverser les registres, et permettent de dépasser le savoir ésotérique et de gagner en autorité.

 

L'inspiration féminine : une technique relevant des nouvelles formes de religiosité ?

Feminine Inspiration: a Technique Belonging to New Religious Forms?

 

Bien que les pratiques religieuses aient été perpétuées durant la période soviétique grâce aux femmes, ces dernières sont aujourd’hui mises à l’écart dans les rituels néo-bourkhanistes. Ceci s’explique notamment par la volonté des leaders du mouvement de l’inscrire dans la continuité des rites à destination des esprits du territoire clanique. Les femmes, en tant qu’épouses relevant d’un clan différent de celui de leur mari, étaient exclues de ces rites. De nombreuses femmes occupent des positions marginales comparables au sein d’autres courants religieux présents dans la république. Ainsi en va-t-il de celles qui manifestent les signes de l’élection par l’Esprit Saint dans le christianisme évangélique, et qui officient rarement en tant que pasteur(e)s[4]. En outre, l’écriture automatique des néo-bourkhanistes est indubitablement influencée par les expériences de channeling d’Elena Roerich. Cette ancienne théosophe, qui a créé sa doctrine (l’Agni Yoga ou Éthique de vie) à partir des messages qu’elle recevait de mystérieuses entités nommées Mahatmas, est passée par l’Altaï dans les années 1920. Plusieurs textes néo-bourkhanistes sont signés de cette figure désormais très populaire en Russie[5], et sont susceptibles d’étendre la notoriété du mouvement aux aficionados du New Age russe. Ressource potentielle pour l’accès au pouvoir, résolument moderne grâce aux nouvelles technologies, l’écriture inspirée fait des femmes altaïennes les défenseuses de l’autochtonie dans une société postsoviétique et historiquement patriarcale dont elles sont potentiellement les exclues. Cette « technique féminine » contemporaine fait écho à la récitation d’épopées, « technique masculine » comparable, car elle aussi fruit de l’inspiration des esprits et marqueur identitaire en cours de revitalisation. En articulant la croyance et les nouvelles technologies, les savoirs scientifique et traditionnel, le local et le global, et la position sociale des femmes dans la société altaïenne contemporaine, la technique de l’écrit est un fait social total marqueur d'identité. Potentiellement ouverte à toutes les adeptes du mouvement néo-bourkhaniste, elle présente ce dernier comme un promoteur d’égalité, ce qui favorise, par extension, le sentiment d’unité au sein d’une société de plus en plus individualiste.


[1] L’apparition d’une langue altaïenne écrite est généralement attribuée aux missionnaires de la Mission Orthodoxe Altaïenne. Ils débutent leurs activités dans la région au début du XIXe siècle, et créent le premier alphabet altaïen basé sur le cyrillique en 1840. Ce n’est cependant pas la première forme d’écriture que l’on rencontre dans l’Altaï. On trouve en effet disséminés dans la région quantité de pétroglyphes datant des empires turcs anciens des VIIe-IXe siècles, qui présentent des caractères runiques (Potapov L. P., 1983. « Mify altae-sajanskih narodov kak istoričeskij istočnik », Voprosy arheologii i ètnografii gornogo Altaja, Gorno-Altaïsk, p. 109 ; Samaev G. P., 1993. « “Üzük bičik” u altajcev », Jazyk i kul’tura altajcev (Sbornik naučnih statej), Gorno-Altaïsk, p. 94). L’alphabet ouïghour est ensuite en vigueur dans la région jusqu’à la fuite des Oïrates (Mongols occidentaux) vers le sud-Volga aux XVIIe-XVIIIe siècles. Une légende populaire raconte qu’une vache aurait ingéré le dernier livre en ouïghour qui subsistait dans la région (Potapov op. cit., p. 108-109 ; Verbickij V. I., 1993 [1893]. Altajskie inorodcy: Sbornik ètnografičeskih statej i issledovanij, Gorno-Altaïsk, Ak Čeček, p. 164-165). Certains auteurs affirment toutefois que quelques Altaïens auraient maîtrisé ce système d’écriture jusqu’au milieu du XXe siècle (Samaev op. cit. ; Tybykova A. T., 1993. « Proishoždenie altajskoj pis’mennosti i sovremennyj ètnokul’turnyj process », Jazyk i kul’tura altajcev (Sbornik naučnih statej), Gorno-Altaïsk, pp. 14-23).

[2] Lors d’un grand rassemblement bourkhaniste le 21 juin 1904, les autorités russes arrêtent les meneurs présumés du mouvement (Šerstova L. I., 2010. Burhanizm: istoki ètnosa i religii, Tomsk, TGU, p. 130). Au cours de leur jugement qui a lieu en 1906, des livres en mongol et en tibétain, confisqués lors de l’arrestation, sont présentés comme pièces à conviction. Parmi ceux-ci, la présence d’un « Traité sur l’ensemencement des pommes de terre » (Ekeev N. V., 2005. « Dviženie burhanistov na Altae v 1904-1905 gg. », Ètnografičeskoe obozrenie, 4, p. 17) nous confirme que ce n’est pas tant la signification des écrits que les livres en tant qu’objets qui importent aux adeptes bourkhanistes.

[3] Arzyutov, D. V., 2014. « “Épîtres” altaïennes : histoire et vie des textes du mouvement religieux Ak-jaŋ », Études mongoles et sibériennes, centrasiatiques et tibétaines, 45. En ligne : http://emscat.revues.org/2464.

[4] Il en va autrement du néo-chamanisme altaïen, où chaque spécialiste rituel doit faire preuve d’originalité par rapport à ses congénères, ce qui lui confère un statut particulier. Au tournant des années 2000, certaines chamanes femmes sont ainsi parvenues à fédérer de nombreux adeptes autour d’elles.

[5] Les textes sont signés Urusvati, qui est le nom avec lequel les entités qui inspiraient E. Roerich s’adressaient à elle.

  • prophétisme scripturaire
  • inventions rituelles
  • matérialisation du divin
  • modes d’inscription
Télécharger ce document
  • circulation des techniques
  • réseaux sociaux
  • mode d'inscription
  • prophétisme scriptuaire
  • inventions rituelles
  • nouveaux mouvements religieux
  • matérialisation du divin
  • division sexuelles des tâches
  • identité ethnique

Les dominos connectés à ce domino :

Inscription religieuse et construction du moi authentique

Mots clefs communs :

  • réseaux sociaux
  • nouveaux mouvements religieux
  • matérialisation du divin

Les réseaux sociaux sont fondamentaux pour les nouveaux mouvements religieux - ils participent à la consommation d'émotions liée à ces formes de pratiques New Age/Self-Help ainsi qu'à la construction d'un "moi" mis en récit sur les groupes facebook, mis en scène sur instagram, validé par les pairs et consommé par l'individu. "Matérialisation du divin" ici renvoie à cette photo prise à la maison mère de São Paulo où j'ai pu comprendre ce que de nombreux médiums autrichiens, suisses, belges et français m’avaient expliqué vis-à-vis de leur ressenti concernant le Brésil. Face à cet autel fabriqué par l'un des médiums pour l'orixá Ogum (dieu guerrier), j’ai fini par saisir la relation entre le « ici » (le substitut en Europe) et le « là-bas » (le « vrai », l'authentique) qui coïncide avec l’imaginaire porté par les occidentaux sur un Brésil ensoleillé, coloré, à la végétation luxuriante où « les énergies sont plus fortes ». La mise en scène de la maison mère concrétise cet imaginaire grâce à des jardins exotiques et une esthétique portée vers les arts brésiliens dont je présente ici un échantillon.