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Posé par Hiba Abid sur la partie "L'inscription religieuse ou croyante" le mercredi 29 janvier 2020

Posé depuis le domino :

Manipuler le corps alphabétique des dieux.

Mots clefs communs :

  • prophétisme scripturaire
  • matérialisation du divin
  • modes d’inscription

Pour la capacité de l'écrit à incarner les figures divines et prophétiques chez le groupe tribal des Sora en Inde.

Inscrire le nom de Muḥammad (Engraving the name of Muḥammad)

Si le texte coranique présente le Prophète de l’Islam comme une figure strictement humaine, il occupe dans le même temps une position privilégiée parmi les hommes et les prophètes (Schimmel, 1985). Dans certains passages, il est élevé au rang de modèle de perfection morale (LXVIII ; 4) que tout musulman est invité à imiter[1]. Les hadiths, soit les récits des actes et des paroles du Prophète qui se sont ensuite développés dès le VIIIe siècle, rapportent les nobles qualités extérieures et intérieures de Muhammad et insistent sur l’importance de la remembrance de son nom (dhikr) et de la prière sur lui (taṣliya). Ces multiples références ont dès lors constitué la base d’une vénération de Muḥammad qui se manifestera notamment par l’émergence de textes dévotionnels dans lesquels sont compilées des descriptions de ses nobles qualités ou les invocations et les prières sur lui.

C’est particulièrement le cas de la ḥilya, des textes faits de courtes descriptions des qualités intérieures et extérieures du Prophète, tirés des traditions prophétiques les plus anciennes. Le terme ḥilya se réfère à un hadith rapporté par Tirmīdhī dans lequel le Prophète émet la promesse suivante : « Celui qui verrait sa ḥilya après ma mort m’aura vu moi-même ; et il n'apparaîtra pas nu à sa résurrection au Jour du Jugement ». De nombreux récits populaires évoquent des bienfaits similaires associés à la remembrance du nom du Prophète et l’énonciation de ses qualités. Parmi eux, celui qui assure à tout croyant qui ferait coudre une ḥilya sur son linceul qu’il sera accompagné dans son dernier chemin d’un millier d’anges qui réciteront la prière funéraire et demanderont le pardon pour lui jusqu’au Jour du Jugement[2].

Particulièrement prisé dans le monde ottoman, ce genre littéraire sera investi par les calligraphes dès le XVIe siècle, qui transformeront ces textes en panneaux calligraphiques enluminés, sous une forme hautement artistique, avant d’être perfectionnés au siècle suivant par le plus célèbre d’entre eux, Ḥāfiz Osmān (m. 1698). En fournissant les attributs physiques et moraux de Muḥammad, les ḥilya agissent comme des images verbales du Prophète, puisque la calligraphie y constitue l’idée à la source de l’image et autorise le contemplateur/lecteur à se livrer à l’imagination et à la visualisation du Prophète à travers des descriptions verbales[3]. Un tel procédé contournait donc la transgression des interdits liés à la représentation figurée du Prophète et permettait d’évoquer une figure qui transcende le monde physique.

 

Écrire la prière sur le Prophète (Writing the prayer upon the Prophet)

Le verset 56 de la sourate al-Aḥzāb du Coran exhorte explicitement les croyants à prier sur le Prophète : « Dieu et ses Anges prient sur le Prophète. Ô vous qui croyez, priez sur lui et saluez pleinement ». Cet appel à la prière sur Muḥammad est, encore une fois, appuyé et sans cesse repris dans les traditions prophétiques (hadiths), à l’exemple de celle qui rapporte la déclaration divine adressée à Muḥammad, par l’intermédiaire de l’Archange Gabriel : « Serais-tu satisfait, O Muḥammad, si toute personne de ta communauté qui prie sur toi [même] une fois, Allāh priera sur elle dix fois et si toute personne qui te salue [même] une fois, Allāh la salue dix fois ? ».

La pratique de la prière sur Muḥammad, ou taṣliya, est le moyen par excellence qui permet la réalisation spirituelle. C’est par elle que l’orant espère jouir d’une relation directe avec le Prophète et accéder ainsi à la présence divine. Afin de s’assurer de l’efficacité de la prière, il est recommandé à tout croyant de lire et réciter les invocations régulièrement, si ce n’est, pour certaines, de manière quotidienne. Toutefois, l’acte même de la mise par écrit des prières assure également des bienfaits et des bénédictions. C’est en ces termes que le souligne Abū Ḥāmid Muḥammad al-Tūsī b. Muḥammad al-Ghazālī (m. 1111) : « Celui qui aura copié une prière de ce genre ou l’aura composée par écrit, bénéficiera des prières des anges aussi longtemps que subsistera cet écrit » [4]. Des bienfaits tout aussi exceptionnels sont attribués au seul tracé du nom de Muḥammad dans un livre de prières marocain à succès, le Dalā’il al-Khayrāt. Son auteur, Muḥammad al-Jazūlī (m. 1465), fait alors référence à un hadīth rapporté par le traditioniste Ibn Ḥanbal[5] :

« J’habitais près d’un voisin copiste qui décéda. Alors, un jour, en le voyant en rêve, je lui demandai : “Qu’est-ce qu’Allāh a fait de toi ?”. Il me répondit : “Il m’a pardonné les fautes” […] “Chaque fois que j’écrivais le nom de notre maître Muḥammad, qu’Allāh le bénisse et le salue, dans un livre, je prononçais la ṣalāt sur lui. C’est pourquoi, mon Seigneur m’a accordé ce qui n’est vu par aucun œil, ni entendu par aucune oreille, ni présenté au cœur ou à l’esprit d’aucun être humain” ».

 

 

Calligraphie et prophétologie dans le trait d’al-Qandūsī (Calligraphy and Prophetology in the Script of al-Qandūsī)

Né en 1790 à Qanādisa, une ville du Sud-ouest de l’Algérie, Muḥammad b. al-Qāsim al-Qandūsī s’est installé dans la ville de Fès où il restera jusqu’à sa mort en 1862. Il y exerce officiellement le métier d’herboriste, mais le personnage est surtout un discret malāmatī affilié à la confrérie soufie de la Shādhiliyya. Il a par ailleurs compilé des ouvrages de soufisme vers les dernières années de sa vie et a composé un commentaire de la Hamziyya, le très célèbre poème d’al-Buṣīrī (m. 1298) dans lequel sont décrits les miracles du Prophète. Bien que l’on connaisse peu de choses à ce sujet, al-Qandūsī est également un copiste novateur et a renouvelé les principes calligraphiques de l’écriture maghribī dans la deuxième moitié du XIXe siècle. L’ouvrage le plus singulier qu’il laissa est un livre de prières intitulé le Dalā’il al-Khayrāt (Guide des Bonnes Œuvres) conservé aujourd’hui à la Bibliothèque nationale du Royaume du Maroc (MS 399), achevé en mars 1829. Le texte y est écrit en maghribī de très grand module, rehaussé de diverses couleurs. Toutefois, deux doubles pages du livre sont recouvertes d’une épigraphie monumentale à l’encre noire et dans un style d’écriture inédit, affichant des dimensions excessivement monumentales et généreusement épaisses. La première double page accueille la basmala, la profession de foi, tandis que le nom de Dieu et celui du Prophète s’étalent sur tout l’espace offert par la deuxième double page. De ce fait, chaque mot occupe une ligne d’écriture tandis que le nom « Allāh » aux ff. 5b-6a revêt une taille si monumentale, qu’il se prolonge entre les deux pages en vis-à-vis.

Dans le style d’al-Qandūsī, les lettres s’expriment dans une grande liberté et présentent des courbes très prononcées. Ainsi, le corps excessivement épais des lettres tranche avec la queue atrophiée de certaines d’entre elles comme le mīm ou les alīf. Pour l’écriture de « b’ism » dans la basmala, le copiste étend la queue verticale du mīm sur toute la longueur de la page pour flanquer le reste de la basmala sur le côté gauche. La hampe du lām alīf se prolonge en courbe en dessous de la ligne d’écriture et rejoint le mot suivant ; et le trait du wāw terminal forme des volutes très fines. Une autre particularité réside dans l’écriture de la tête du en position terminale, dont le trait est si épais qu’il ne laisse qu’un très mince espace résiduel rectiligne.

Pour parvenir à ce résultat, le calligraphe a substitué au calame un pinceau chargé d’encre noire qu’il applique en large aplats pour couvrir les larges surfaces intérieures des lettres ; une technique très rarement observée dans la tradition manuscrite au Maghreb. Cette singularité technique et plastique s’explique par la vocation dévotionnelle à l’origine de l’exécution de ce manuscrit : dans le colophon, al-Qandūsī signale qu’il a copié ce livre pour son propre usage. Plusieurs éléments scripturaires dans le livre indiquent effectivement que celui-ci a été réalisé comme un acte de dévotion pour le Prophète et dans le but de se rapprocher de la figure divine. Sur la page liminaire accueillant les noms de Muḥammad et d’Allāh, le calligraphe a parsemé l’espace situé entre les hampes des lettres d’une multitude d’inscriptions organisées en blocs répétés plusieurs fois dans lesquels nous lisons : « Allāh je t’implore au Nom de Dieu le Clément le Miséricordieux / Je teins mon cœur avec la lumière de la basmala / Ainsi que mon âme, mon esprit, ma grâce, ma pensée, mon affection, […] / Et mes nerfs, mes veines, mon sang, ma chair, ma peau, mes cheveux et mes ongles / Afin que leur couleur soit de la même encre que celle de ton amour pour moi et de l’amour de ton Prophète / Notre maître Muḥammad que la grâce et le salut divins soient sur lui ainsi que sur sa famille et ses Compagnons[6] ». À travers ces lignes, al-Qandūsī exprime non seulement son espoir pour l’intercession du Prophète (tawaṣṣul) mais aspire également à la coloration de chaque partie de son corps par la lumière du Ism al-Jalālā, le nom de Dieu. L’utilisation du terme sibgha, soit « teinture », est ici particulièrement intéressante puisqu’il implique que la technique utilisée pour l’élaboration du nom d’Allāh et du Prophète soit l’expression littérale de sa pensée et de sa relation privilégiée au Prophète.

 


[1] C’est ce que l’auteur Abel appelle l’imitatio Muhammadi, soit l’imitation des qualités morales et des actes du Prophète, Abel, Armand, « Le caractère sociologique des origines du « Culte » de Mahomet dans l’Islam tardif », dans Mélanges Georges Smets, Bruxelles, Les Editions de la Librairie Encyclopédique, 1952, p. 46.

[2] Al-Bukhārī, Sayyid Bāqir ibn Sayyid ‘Uthmān, Jawāhir al awliyā’, édité par Dr. Ghulam Sarwar, Islamabad, Iran-Pakistan Institute of Persian Studies, 1976, p. 229.

[3] Grabar, Oleg, Natif, Mika, « The Story of Portraits of the Prophet Muhammad », Studia Islamica, Écriture, Calligraphie et Peinture,

[4] Abel, « Le caractère sociologique des origines du « Culte » de Mahomet … », p. 46.

[5] Al-Fāsī, Maṭāla‘ al-Masarrāt, p. 74.

[6] « Allāhuma inni as’aluka bi-ism Allāh al-Raḥmān al-Raḥīm / Aṣbaghu qalbī bi-nūr ‘Bi-ism Allāh al-Raḥmān al-Raḥīm’ / Wa rūḥī wa ‘aqlī wa ni‘matī wa fikratī wa ‘aṭfī wa […] wa fu’ādī / Wa ‘aṣabī wa ‘urūqī wa damī wa laḥmī wa jildī wa sha‘rī wa ’aẓfārī / Li-takūna sibghatuha qābilatan li-sabghatī maḥabbatika wa maḥabbati raṣūlika / Sayyidina Muḥammad Ṣalla Allāhu ‘alayhi wa sallam wa ‘alā ’ālihi wa saḥbihi ».

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