Prophétisme scripturaire/Matérialisation du divin
Scriptural Prophetism / Divine Materialization
La matérialisation de l’écrit comme forme de prophétisme scripturaire se manifeste, dans l’Ancien Testament, sur le Mont Horeb, au Sinaï[i], dans trois épisodes distincts mais connectés, et constitue un moment fondateur de l’histoire biblique. Dans le premier épisode, Yahvé, descendu sous forme d’une épaisse nuée, dicte à Moïse un Code de l’Alliance[ii]. Ce code est scellé, sur la même montagne, dans le deuxième épisode, lorsque Moïse assiste à l’inscription du Pacte sur deux tables de pierre, de la « propre main » et du « propre doigt » de Yahvé[iii]. Mais, une fois descendu de la montagne, la vue du Veau d’or fabriqué et adoré en son absence par les Juifs, pousse Moïse à briser les Tables[iv]. Inspiré par Yahvé, dans le troisième épisode, il en taille deux autres et, grimpant une seconde fois sur le mont, il assiste à l’inscription définitive de l'Alliance sur pierre (le Décalogue)[v], dont l’écriture est « la même que la première fois »[vi].
L’évacuation de l’autographie divine
Elimination of divine autography
Nonobstant le respect que Jésus exprime au sujet du Décalogueet de la Loi mosaïque[vii], la nécessité d’en relativiser l’importance se manifeste, au sein de la communauté chrétienne, dès le « concile des Apôtres », tenu à Jérusalem vers l’an 50[viii]. Paul de Tarse, à la même époque, s’en prend à deux aspects de la narration biblique au sujet des Tables : l’autographie (qu’il évacue, s’agissant d’une puissante procédure d’authentification dans la tradition gréco-romaine à laquelle il participe) et le support (la pierre inanimée, qu’il oppose à l’être humain : « Vous êtes la lettre de Christ – écrit-il aux Corinthiens – écrite […] non sur des tables de pierre, mais sur des tables de chair, sur les cœurs [… Nous sommes] ministres d'une nouvelle Alliance […] car la lettre tue, l'esprit vivifie »[ix]).
Réévaluations forcées et messages subliminaux
Forced reassessments and subliminal messages
Ce passage de Paul est mis en valeur dans les milieux gnostiques pour discréditer l’Ancien Testamentdans son ensemble. C’est pour cela que, des siècles plus tard, Augustin offre une lecture métaphorique de ces mots, proposant de voir dans la pierre la représentation du « cœur sans sensibilité » et dans lachaircelle du « cœur sensible ». Il oppose en même temps les « dépouilles d'animaux morts » et les « peaux de chevreau », que sont les livres des hérétiques, à la pierre des Tables, préfiguration du Christ-pierre angulaire[x]. Mais un détail lexical dévoile la stratégie subliminale mise en œuvre par Augustin, en continuité substantielle avec l’attitude paulinienne vis-à-vis des Tables : pour les indiquer, Augustin utilise le diminutif diptychiumet non le plus commun diptychum[xi]. Il est vrai que différents livres de la Bible soulignent qu’il s’agissait de deux tables[xii], mais le terme choisi par Augustin semble renvoyer aux tablettes en bois ciré employées à l’époque par les écoliers. Lorsque Jean Chrysostome utilise, à la même époque, la même métaphore, il rend clair que les Tables sont l’instrument providentiel du dessein pédagogique divin accompli par Moïse[xiii] : par un procédé semblable donc, Chrysostome les ennoblit, Augustin les rabaisse.
La disparition du doigt de Dieu
God’s finger disappearance
Entretemps les Pères avaient fait disparaitre, avec l’autographie, le doigt de Dieu. Selon Basile de Césarée, le doigt mentionné dans l’Ancien Testamentest le Saint Esprit du Nouveau[xiv]et deux siècles plus tard Isidore de Séville parvient à la même conclusion[xv]. Au IXe s. enfin, Rhaban Maure, fige cette vision dans la tradition liturgique chrétienne : dans l’hymne Veni Creator Spiritus, il dénomme le Saint Esprit de Doigt de la main droite de Dieu. Devenu la plus célèbre des hymnes grégoriennes, ce texte est traduit en allemand, en 1524, par Luther, qui rend l’expression de Rhaban à la lettre. Entre évacuation, métaphorisation et appropriation, la tradition chrétienne a en somme, dans son ensemble, effacé, par un long chemin, toute trace d’un acte fondateur basé sur l’inscription autographe du divin dans l’Histoire.
[i]Deut.4.10ss.
[ii]Exod. 24.4.
[iii]Exod. 31.18 et 32.15-16.
[iv]Exod. 32.19.
[v]Exod. 34.1-28.
[vi]Deut. 10.3-5.
[vii]Mt5.18 et Lc16.17.
[viii]Ac 15.23-29.
[ix]2Cor. 3.2.3-4.
[x]Aug.c. Faust. 15.4.
[xi]TLL, vol. V 1, p. 1227, lin. 49 - p. 1227, lin. 69 et, en particulier, Ambr. hex. 5, 8, 22
[xii]Exod. 31.18, 32.15, 34.1, 34.4, 34.29 ; Deut. 4.13, 5.22, 9.10-11, 9.15, 9.17, 10.1.3 ; 1Rois8.9 ; 2Chr.5.10.
[xiii]Chrysost. In ep. Col.4.
[xiv]Ep. 8.
[xv]Isid. Ethym. 7.21.
Abréviations utilisées dans les notes
Ambr.hex. = Ambrose de Milan, Hexaméron
Aug.c. Faust.= Augustin d’Hippone, Contre Fauste, le Manichéen
2Cor= Paul de Tarse, Deuxième lettre aux Corinthiens
Ac = Actes des Apôtres
Deut. = Deutéronome
Ex. = Exode
Chrysost. In ep. Col.= Jean Chrysostome, Homélies sur l’épitre aux Colossiens
Isid.Ethym.= Isidore de Séville, Ethymologiae seu Origines
Lc = Evangile selon Luc
Mt= Evangile selon Matthieu
TLL = Thesaurus linguae Latinae (TLL) Online (n.d.). Berlin, Boston: De Gruyter. Retrieved 29 Mar. 2019